Jusqu’à quand pourrons-nous dépasser les limites planétaires ?

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Au cours des derniers mois, plusieurs articles scientifiques ont attiré l’attention sur le fait que de nouvelles limites planétaires avaient été franchies (ici, ou encore ). De nombreux médias se sont fait l’écho de ces informations préoccupantes.

Mais que signifient ces fameuses limites planétaires ? Comment interpréter ces dépassements ? Et finalement, faut-il réellement s’en inquiéter ?

Le système Terre fonctionne depuis 11 000 ans sous le régime de l’Holocène

Pour répondre à ces questions, rappelons que les chercheurs qui étudient les limites planétaires sont issus d’un champ disciplinaire que l’on nomme les sciences du système Terre.

Ces dernières appréhendent la planète comme une entité qui met en jeu des interactions complexes entre l’atmosphère, la lithosphère, l’hydrosphère et la biosphère (le vivant). Et comme tout système, la Terre est dotée de capacités d’adaptation qui permettent de maintenir un état d’équilibre dynamique entre ces éléments – on parle de « régime » pour désigner cet état de relative stabilité.

Mais il arrive que cet équilibre soit rompu, au point que le système Terre se mette à fonctionner très différemment.

Par exemple, l’ère quaternaire (qui a débuté il y a environ 2,6 millions d’années) est marquée par des changements réguliers de régime climatique. À cause des variations du positionnement de la Terre par rapport au Soleil, le climat de notre planète passe régulièrement d’un régime glaciaire (qui peut durer jusqu’à 100 000 ans) à un régime interglaciaire (généralement plus court).

Nous vivons ainsi depuis plus de 10 000 ans dans un régime du système Terre que les géologues appellent l’Holocène.

Le régime de l’Holocène s’est avéré particulièrement favorable à l’épanouissement de l’espèce humaine. La bonne nouvelle, c’est que ce régime est censé durer encore plus de 10 000 ans. La mauvaise, c’est que nous sommes en train de menacer l’équilibre de ce régime. Autrement dit, nous sommes sur le point de franchir un point de bascule.

Dépasser une limite planétaire, c’est franchir un point de bascule qui nous fait sortir de l’Holocène

La littérature scientifique sur les limites planétaires est en grande partie fondée sur ce concept de point de bascule ( « tipping point »). De quoi s’agit-il ?

Dans un régime comme celui de l’Holocène, l’écosystème terrestre est doté de capacités de régulation qui lui permettent d’encaisser des perturbations – ce qu’on appelle des « rétroactions négatives ». Par exemple, si les émissions de CO2 augmentent anormalement, les océans vont séquestrer une partie de ce CO2 et ainsi limiter les perturbations climatiques.

Malheureusement, il arrive que ces amortisseurs finissent par céder, à l’image d’un élastique sur lequel on aurait trop tiré. Ce sont alors des « rétroactions positives » qui vont se mettre en action.

Par exemple, en se réchauffant, le permafrost va relarguer dans l’atmosphère des quantités importantes de méthane qui vont accroître l’effet de serre et donc le réchauffement.

En se réchauffant, le permafrost (ou pergélisol) devient instable et se fissure.
Dentren/Wikimedia, CC BY-SA

Une fois qu’ils sont enclenchés, ces phénomènes vont amplifier et accélérer le bouleversement, au point de rendre tout retour à la normale impossible. Le changement de régime devient alors inévitable : le climat va trouver un nouveau point d’équilibre, caractérisé par un effet de serre et une température beaucoup plus importants que ceux de l’Holocène.

Certains scientifiques évoquent le scénario d’un régime climatique de « serre chaude », qui aurait des effets cataclysmiques sur l’ensemble des variables du système Terre.

Mais attention : Dépasser une frontière planétaire n’équivaut pas à dépasser une limite !

Les scientifiques sont toutefois confrontés à un problème d’envergure : il est extrêmement difficile de déterminer avec précision le moment où s’opère un point de bascule.

Conscients des dangers que représente le dépassement d’une telle limite, les scientifiques invitent les décideurs à éviter de franchir la limite basse de l’incertitude. C’est cette limite basse qu’ils proposent d’appeler « frontière planétaire » (planetary boundary).

Pour mieux comprendre la différence entre limite et frontière, imaginons le cas d’un lac gelé dont l’épaisseur de glace irait en s’amincissant au fur et à mesure que l’on s’éloigne de sa berge. Même en connaissant l’épaisseur de la glace en plusieurs points, il est très difficile de déterminer à quelle distance la glace cassera sous le poids d’une personne. Tout au plus, on peut affirmer qu’au-delà de cinq mètres, par exemple, le risque apparaît. C’est cette valeur qui équivaut à une « frontière ».

En matière de climat, les modélisations montrent qu’en deçà d’une concentration de 350 ppm de CO2 dans l’atmosphère, le régime de l’Holocène n’est pas menacé. Au-delà de 500 ppm, en revanche, la bascule climatique est quasi certaine. La limite planétaire se situe quelque part entre ces deux pôles.

Or, nous avons aujourd’hui franchi la barre des 420 ppm : nous avons donc dépassé la frontière planétaire du climat.

Mais avons-nous franchi le point de bascule ? Cela reste un mystère. La seule chose dont nous sommes certains, c’est que nous jouons avec le feu. Un peu comme une personne qui aurait décidé d’avancer sur un lac gelé au-delà de la zone de sûreté évoquée précédemment…

Au-delà du climat, plusieurs frontières planétaires sont d’ores et déjà dépassées

Le constat est d’autant plus préoccupant que le climat n’est pas le seul élément du système Terre subissant des atteintes graves.

La biodiversité est dangereusement menacée, alors qu’elle conditionne la résilience de la biosphère. Les cycles biogéochimiques de l’azote et du phosphore ont été profondément perturbés par l’agriculture intensive, au point de faire apparaître de vastes zones mortes au sein des océans. La déforestation a généré des déséquilibres des cycles de l’eau et du climat qui prennent aujourd’hui une dimension globale.

Plus récemment, c’est l’impact des polluants chimiques qui a été pointé du doigt, ou encore la baisse inquiétante de la teneur en eau dans les sols.

Sur neuf variables planétaires aujourd’hui suivies, cinq font l’objet d’un dépassement de frontière documenté – et même six, si on prend en compte la plus récente étude publiée.

Couche d’ozone (ok), particules & aérosols (non mesuré), acidification des océans (ok), flux azote et phosphore (dépassé), utilisation eau douce (ok), affectation des sols (dépassé), biodiversité (dépassé), climat (dépassé), entités nouvelles (dépassé)
Sur 9 variables du système Terre monitorées, au moins 5 font aujourd’hui l’objet d’un dépassement de frontière planétaire.
Stockholm Resilience Centre, CC BY

Cela ne signifie pas que le pire est certain. Mais la multiplication de ces alarmes doit clairement nous interpeller : nous sommes sur le point de provoquer une sortie de l’Holocène dont les conséquences seraient cataclysmiques.

La transition ne doit pas être seulement climatique, mais écosystémique

Quelles leçons en tirer pour les sociétés humaines ?

Premièrement, il faut comprendre que le climat est central dans le maintien des équilibres planétaires et qu’il est urgent de cesser les émissions anthropiques de gaz à effet de serre.

Ensuite, il faut intégrer la dimension plurielle du problème. Car malgré son importance, la résolution du dérèglement climatique ne doit pas s’opérer au détriment des autres variables planétaires. Par exemple, massifier le recours à la biomasse ou opacifier l’atmosphère pour limiter le rayonnement solaire pourrait avoir des effets catastrophiques sur d’autres variables fondamentales du système Terre.

Enfin, il faut sans doute privilégier les solutions qui s’attaquent à la racine du problème, en cessant d’imaginer que nous pourrons dépasser les limites planétaires grâce à la seule technologie.

Respecter ces limites suppose tout autant d’innovations économiques, sociales, culturelles, politiques ou encore géopolitiques. Autrement dit, il s’agit sans doute de dépasser une autre limite : celle de notre imaginaire.

Aurélien Boutaud, Docteur en sciences et génie de l’environnement, Mines Saint-Etienne – Institut Mines-Télécom et Natacha Gondran, Enseignante-chercheuse en évaluation environnementale, Mines Saint-Etienne – Institut Mines-Télécom

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


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